Le Journal de Karrek Ven

n°5 - 25 mai 2006

Pensées des Tropiques

Mouillage à Mayero

Flotti-flotta, venti-venta, Karrek Ven croisa, mouilla six semaines dans l’archipel antillais. Escales nombreuses : tentante était la terre, souvent vierge ; irrésistible, la plongée dans les méandres coralliens à la vie dense, polymorphe, multicolore.
Nous explorâmes donc des îles et des fonds sous-marins.
Mais pas seulement !



L’Homo modernus pense, il ne peut s’en empêcher. Et ces penseurs étant surtout jeunes femmes et jeunes filles, elles ne gardaient point pour elles leurs pensées. Nous avons donc démoli et reconstruit le monde.


Ivan le Terrible

Pas le tsar de Russie, mais le puissant cyclone à la trajectoire imprévue qui, contre toutes les règles des assureurs et météorologues réunis, a sinistré Grenade il y a deux ans.
Toits, arbres, chats, tôles ondulées, tout a volé. La reconstruction bat son plein, mais des démolitions perdurent, prenant déjà l’aspect de ruines anciennes.



L’été suivant, un autre cyclone frappait encore les Grenadines, ce qui, de mémoire d’homme, ne s’était guère vu.
Aurait-on perdu le nord ?
Interrogations à bord. Les cyclones, plus forts et fréquents ces 10 dernières années qu’au cours des 50 précédentes, et plus forts encore ces 3 dernière années que ces 10 dernières, sont-ils le signe du vaste dérèglement climatique que nous avons peut-être amorcé par notre prolifique industrie et notre consommation boulimique d’énergie fossile ? ou simplement la manifestation d’une petite fantaisie, passagère, « normale », de Gaïa, notre Mère Terre ?
Quoi qu’il en soit, l’avis à bord fut unanime : on ne plaisante pas avec le climat et, dans l’incertitude, mieux vaut risquer de pêcher par précaution plutôt que par insouciance. Car le réchauffement, ce n’est pas que la montée des eaux, c’est aussi l’augmentation des perturbations météo : cyclones, pluies, sècheresse, et… possible froid polaire pour l’Europe et l’Amérique du nord par disparition du doux Gulf Stream.
Et alors, où et quand naviguer dans des conditions agréables et sereines ?
Les réactions d’Ivan, le tsar, étaient imprévisibles et violentes, elles aussi. Tout cela finit dans la démence.


Douanes et Immigration…

Corail à vendre

Les Antilles vendent leur corail sur pied. On ne peut pas l’emporter, ce qui permet de vendre plusieurs fois le même.
Le moitié nord de l’île de Canouan a été vendue à un groupe italien, qui l’a repassé à des Américains (dont Donald Trump). Casino, golf… que veniez-vous donc faire sous les Tropiques ?
C’est vrai, qu’il y a aussi le corail et ses couleurs sous la mini-cité lacustre du complexe hôtelier de luxe, plus Disney Land qu’Antilles.



L’île de Moustique entière appartient à une compagnie américaine qui y construit pour des vedettes du show-biz et du beau monde des cours d’Europe, des villas gigantesques de dessins animés hollywoodiens.
Ces deux endroits sont interdits aux « locaux  » et gardés, côtés mer et terre, par des vigiles, à pied, en voiture, en bateau à moteur.


On ne passe plus, le site antique du Carénage de Canouan, les mouillages, les plages, la montagne même, sont privés).

«  La banane, ce n’est pas assez sûr, nous a confié un de ces “ locaux ”, Noir antillais. On développe le tourisme pour améliorer notre niveau de vie  ».
Scepticisme à bord. Ce tourisme profite aux étrangers qui en font le business en circuit fermé, et guère aux habitants qui se trouvent alors dépossédés de leurs terres et de leur culture. Et s’il faut « développer », que ce soit plutôt les cafés-couettes et les louages de vélos !
Pour plaire au touriste, l’île de St. Vincent a « nettoyé », nous a expliqué le même Antillais, professeur d’histoire par ailleurs. On a gommé ce qui faisait sauvage, retardé et sale aux yeux du touriste nord-américain ou européen. L’obligation scolaire a été portée à 16 ans, privant les jeunes d’apprendre l’agriculture de leurs pères et la pêche et les préparant à la mendicité aux abords des villes. Heureusement, ils auront étudié les triangles semblables et, qui sait même, le latin. Ce programme est social, donc, « pays à encourager sur la voie de son développement  ».
Image trop africaine (c’est à dire de pauvreté), les gamins nus qui se baignaient ont été priés d’aller se rhabiller. Ne pouvant s’acheter de costume de bain, ils gardent leur pantalon de ville. « On nettoie ».
Quelques femmes lavent toujours à la rivière mais pour combien de temps encore, cette image aujourd’hui tiers-mondiste que, de plus, le touriste risque de photographier ?
Le béton remplace le bois dans les constructions, les toits de palme le cèdent à la tôle ondulée. Ca tambourine dur sous la pluie, on y cuit au four avec le soleil, mais « ça ne prend pas feu »… et cela fait plus moderne !
On en discute ferme, à bord ! D’autant plus que Chemina, une Française d’origine indienne (d’Inde) est venue nous voir. Elle travaille sur ces îles pour y promouvoir le commerce équitable de la banane. Et ça marche ! La plus grande partie de la banane de St. Vincent se vend maintenant en Angleterre, dans le cadre du commerce équitable, permettant une vie plus décente à ces petits producteurs, et des réalisations sociales décidées par les populations elles-mêmes. Et ceci gagne tous les jours, et toutes les îles. 90% en Dominique. Mais c’est fragile. Il faut diversifier les cultures et les circuits de distribution.


Judith et Chemina à la traîne derrière Karrek Ven.

Corail racheté.

Le joyaux des bancs de corail des Antilles, les Tobago Cayes (territoire de St. Vincent), a été racheté par l’état, pour le mettre à la disposition de tous, et de Karrek Ven en particulier.
C’est magique. Nous y retournerons deux fois.



La couleur de l’eau est irréelle, et les fonds évoquent des paysages de contes. Buissons de corail, petites grottes, vallées sinueuses, où circulent des poissons multicolores, où volent de grandes raies, où parfois rôde un requin débonnaire  : il a tant à manger  ! Les poissons perroquets grignotent le corail qu’ils transforment infatigablement en sable, les tortues broutent les algues, sans souci des hommes qui planent au-dessus d’elles pour les contempler, émus, sans songer à les chasser, décryptant les dessins de leurs écailles...
Le mouillage est encore libre, dans l’état de St. Vincent, contrairement à celui de Ste Lucie où tout doit s’acheter, tout est réglementé  : le mouillage, et même les promenades à terre.
Nous n’irons donc pas à Ste. Lucie, préférant traîner dans l’île de St. Vincent même, et retourner aux Cayes.



Pas de critiques à faire, devant tant de merveille  ?
On y pourrait oublier, le temps, les hommes. Cependant, les derniers arrivants à bord ont apporté force journaux et livres et, paraissant après le petit déjeuner, refont là aussi le monde. Dans un tel cadre, il est vrai, les mesquineries politiques paraissent encore plus méprisables, et la stupidité humaine moins pardonnable, plus douloureuse à accepter.

Contact !

Première baie de l’île même de St. Vincent, Buccament. Nous y passerons une semaine. Le lieu n’est pas remarquable, pour le pays, mais notre premier contact y fut bon, et cela compte ! Nous cherchions à retrouver un abri-sous-roche connu pour ses gravures rupestres amérindiennes. Le paysage avait changé : un vaste hôtel (heureusement non ouvert encore) y occupait le terrain ou des bergers, il y a seulement 3 ou 4 ans, menaient paître leur troupeau ; les clôtures à bestiaux s’étaient multipliées (les pâtres étant en classe, le barbelé les remplace) ; deux vastes containers à matériel touristique étaient posés là où les pêcheurs, jeunes et vieux, tiraient leurs filets ; de nouvelles cultures couvraient des pentes nouvellement défrichées… Le capitaine ne s’y retrouvant plus, il héla un local. Suivez le guide !



Mais le guide n’en était pas un vrai. Il s’intéressait à nous, nous à lui, il s’intéressait aux gravures, bref, après les pétroglyphes il nous conduisit en fin de compte chez lui où sa femme nous remit, cadeau inestimable ici, des légumes frais de son jardin. Il habitait une grosse demeure de pierre accrochée à la montagne, terminée et peinte par lui cette année même. La nuit tombait, sa femme et lui tinrent à nous raccompagner : avec le développement, la délinquance là aussi gagne.
Visite au plus beau pétroglyphe des Antilles. Une mégère, autrefois, en défendait l’entrée et ne la permettait que contre une poignée de dollars. Cette fois, pris en charge par le Ministère du Tourisme, le site est gratuit, joliment entretenu : grands arbres au bord d’un torrent, fleurs natives du coin mises en valeur.



Nous venait alors à bord cette question  : bien conseillé, ce gouvernement pourrait-il moins imiter les pays-au-mode-de-vie-non-adapté-à-lui, et développer au contraire ce qui fait son originalité, son essence ? Ou ce néo-colonialisme mondialisateur est-il irrésistible ?
Randonnées, de là, en forêt tropicale. Le parcours est aménagé, c‘est pratique, mais l’esprit de découverte s’en trouve gêné. Heureusement, les arbres, les fleurs, les oiseaux, ne se sont pas rangés comme dans tant de parcs « naturels » du monde. Ils sont sauvages, éblouissants.
Périlleux voyage en bolide minibus, aux pneus hurlant à chaque virage, couvrant presque une sono étourdissante : il faut faire des vivres de fond à Kingston, 30 000 habitants, la capitale ; petite ville animée, authentique, sympathique. Les touristes sont encore rares, et l’on peut se demander même s’ils viendront jamais : les plages de l’île, peu étendues, sont de sable gris volcanique. Il est vrai qu’on peut faire des piscines… au bord de la mer - d’eau douce de préférence. Ici, pas de restrictions d’eau pour le moment. Nous en recevons pas mal sur le bateau et refaisons ainsi les pleins des réservoirs.

Descente au fond du cratère.

Un matin nous levons l’ancre, cap au nord. Nous avançons doucement, entrant dans toutes les petites baies, faisant du rase-cailloux au risque, une fois, d’engager la quille dans des rochers.
Baies peu profondes, avec plages de sable gris ou de galets, que traverse généralement une rivière drainant un bassin formé de montagnes abruptes, densément boisées. Beaucoup de cocotiers près de l’eau. Guère ou pas d’habitations.



Au soir nous mouillons au nord de l’île, à pied d’œuvre pour visiter le volcan.
C’est une belle montée, d’abord dans une gorge coupe-gorge taillée dans la roche. Puis on grimpe sur une arête étroite de parfois un mètre seulement, avec précipices de chaque côté. La végétation est abondante. Arbres souvent gigantesques, aux grosses racines aériennes.
Quelques solitaires, souvent des Rastas, se sont construit une cabane. Certains font des cultures vivrières, d’autres… ce que leur religion leur commande.
En haut du volcan, chaleur et vent. Le cratère est vaste, impressionnant. Au fond, un dôme a poussé, d’où fusent des vapeurs de soufre.



Une ligne de cordes permet de descendre sans trop de risque cette paroi friable, constituée de gravier noir.
Au fond, le silence est total, impressionnant. Nous admirons les bords abrupts de 100, 200 m de haut ? davantage ? déjà recolonisées par de l’herbe. Pas d’arbres. Nous sommes hors du monde.
Notre chien a suivi, peu gêné pour descendre. Il aura plus de mal à remonter la pente qui s’effrite sous ses petites pattes et arrivera au bord du cratère, épuisé.



Du lac qu’on pouvait voir il y a quelques décennies ne subsiste qu’une grande flaque d’eau : la dernière éruption l’a volatilisé.
Imprudemment nous tentons de faire le tour du dôme, bien plus grand qu’on ne l’imaginait. Les échelles habituelles n’ont plus cours, on s’y perd. La pluie nous surprend, alors que nous tentons de retrouver notre chemin dans de hautes fougères, parmi des éboulis de grosses roches noires à escalader sans fin, veillant à ce que le chien ne tombe pas dans une crevasse cachée par la végétation. Mais tomberait-il ?
Il nous faudra plus longtemps pour ce « petit tour » que pour redescendre jusqu’à la mer, 1300 m de dénivelé plus bas, soit quelques kilomètres de pente.
Nous arrivons en fin de jour à la plage, mentalement revivifiés par cette randonnée hors du monde, mais les genoux cassés. Un plouf pour éteindre le feu.



Le Département du Tourisme prépare là un hôtel pour aller visiter le volcan et les cascades.
Demain, pour le Lundi de Pâques, traditionnellement la population de St. Vincent grimpera au volcan, partant à l’aube et revenant festoyer sur la plage.
Nous appareillons rapidement pour aller, dans le crépuscule, mouiller à une jolie baie repérée à l’aller, nichée dans une impressionnante forêt de cocotiers. L’environnement de montagnes déchiquetées est saisissant. C’est encore désert aujourd’hui, mais un complexe hôtelier y est prévu.
En attendant ces « invasions barbares » de touristes, les natifs de l’île, ce Lundi de Pâques aussi, viendront là, librement, rythmer notre quiétude de reggae, chatouiller nos narines des senteurs de dizaines de barbecues, nous égailler des rires et des plongeons de familles entières dans les petites vagues.



Si l’on aime les paysages naturels à la solitude grandiose, aller voir cette île maintenant.
Si l’on souhaite du confort et de la compagnie, attendre encore un peu. Le touriste, le Blanc retraité qui revient sur son lieu de travail, sont en route, et c’est tellement « dans le sens de l’histoire » !

Dernières nouvelles

Fini le tourisme, l’équipage, de nouveau réduit, de Karrek Ven, a jeté l’ancre pour quelques semaines dans une de ces jolies baie des Grenadines où il reprend peintures, aménagements intérieurs, révision du gréement : il y a des poulies à refaire, de belles épissures à réaliser.
Sept mois après sa remise à l’eau, le bateau va toujours bien.
C’est la remise en route des projets des cette 3e vie du navire qui a du mal à se faire. Faute de claire définition de ces projets d’abord (il fallait expérimenter), et maintenant de suffisante publicité. Pour originales et sympathiques qu’elles soient, ces nouvelles expéditions en voilier restent encore peu connues. Il faut donner au petit ruisseau le temps de devenir un joli torrent…

On prépare donc aussi l’expédition de l’Or des Diables, l’Or des Dieux, cette expédition/recherche/réflexion sur deux types bien différents de sociétés :
- l’une spiritualiste et « écologique », celle des Indiens ;
- et l’autre, matérialiste et sans guère de contact avec son environnement que celui qui lui permet de l’exploiter, celle des Européens et des Américains du nord ayant déferlé en Caraïbe depuis le passage de Colomb.
Mais ces comportements sont-ils aussi tranchées ?
Certainement pas, et c’est ce qu’il faudra chercher. Ni noir ni blanc, ni bon ni mauvais, tout est dans les nuances et le regard porté sur les choses.
Observons, essayons de comprendre, de décrire, d’apprendre. Ce qui n’empêche pas les réactions personnelles, de répulsion ou d’envie, de réprobation ou d’enthousiasme, mais cela nous oblige à les relativiser.
Adieu les grandes certitudes !
Pour embarquer sur ce vieux gréement, pour participer à cette expédition,
s’informer ICI.


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