
Flotti-flotta, venti-venta, Karrek Ven croisa, mouilla six semaines
dans l’archipel antillais. Escales nombreuses : tentante était
la terre, souvent vierge ; irrésistible, la plongée dans
les méandres coralliens à la vie dense, polymorphe, multicolore.
Nous explorâmes donc des îles et des fonds sous-marins.
Mais pas seulement !
L’Homo modernus pense, il ne peut s’en empêcher. Et
ces penseurs étant surtout jeunes femmes et jeunes filles, elles
ne gardaient point pour elles leurs pensées. Nous avons donc démoli
et reconstruit le monde.
Ivan le Terrible
Pas le tsar de Russie, mais le puissant cyclone à la trajectoire
imprévue qui, contre toutes les règles des assureurs et
météorologues réunis, a sinistré Grenade il
y a deux ans.
Toits, arbres, chats, tôles ondulées, tout a volé.
La reconstruction bat son plein, mais des démolitions perdurent,
prenant déjà l’aspect de ruines anciennes.

L’été suivant, un autre cyclone frappait encore les
Grenadines, ce qui, de mémoire d’homme, ne s’était
guère vu.
Aurait-on perdu le nord ?
Interrogations à bord. Les cyclones, plus forts et fréquents
ces 10 dernières années qu’au cours des 50 précédentes,
et plus forts encore ces 3 dernière années que ces 10 dernières,
sont-ils le signe du vaste dérèglement climatique que nous
avons peut-être amorcé par notre prolifique industrie et
notre consommation boulimique d’énergie fossile ? ou simplement
la manifestation d’une petite fantaisie, passagère, « normale »,
de Gaïa, notre Mère Terre ?
Quoi qu’il en soit, l’avis à bord fut unanime :
on ne plaisante pas avec le climat et, dans l’incertitude, mieux
vaut risquer de pêcher par précaution plutôt que par
insouciance. Car le réchauffement, ce n’est pas que la montée
des eaux, c’est aussi l’augmentation des perturbations météo :
cyclones, pluies, sècheresse, et… possible froid polaire
pour l’Europe et l’Amérique du nord par disparition
du doux Gulf Stream.
Et alors, où et quand naviguer dans des conditions agréables
et sereines ?
Les réactions d’Ivan, le tsar, étaient imprévisibles
et violentes, elles aussi. Tout cela finit dans la démence.

Douanes et Immigration…
Corail à vendre
Les Antilles vendent leur corail sur pied. On ne peut pas l’emporter,
ce qui permet de vendre plusieurs fois le même.
Le moitié nord de l’île de Canouan a été
vendue à un groupe italien, qui l’a repassé à
des Américains (dont Donald Trump). Casino, golf… que veniez-vous
donc faire sous les Tropiques ?
C’est vrai, qu’il y a aussi le corail et ses couleurs sous
la mini-cité lacustre du complexe hôtelier de luxe, plus
Disney Land qu’Antilles.
L’île de Moustique entière appartient à une
compagnie américaine qui y construit pour des vedettes du show-biz
et du beau monde des cours d’Europe, des villas gigantesques de
dessins animés hollywoodiens.
Ces deux endroits sont interdits aux « locaux »
et gardés, côtés mer et terre, par des vigiles, à
pied, en voiture, en bateau à moteur.

On ne passe plus, le site antique du Carénage de Canouan, les
mouillages, les plages, la montagne même, sont privés).
« La banane, ce n’est pas assez sûr, nous a confié
un de ces “ locaux ”, Noir antillais. On développe
le tourisme pour améliorer notre niveau de vie ».
Scepticisme à bord. Ce tourisme profite aux étrangers qui
en font le business en circuit fermé, et guère aux habitants
qui se trouvent alors dépossédés de leurs terres
et de leur culture. Et s’il faut « développer »,
que ce soit plutôt les cafés-couettes et les louages de vélos !
Pour plaire au touriste, l’île de St. Vincent a « nettoyé »,
nous a expliqué le même Antillais, professeur d’histoire
par ailleurs. On a gommé ce qui faisait sauvage, retardé
et sale aux yeux du touriste nord-américain ou européen.
L’obligation scolaire a été portée à
16 ans, privant les jeunes d’apprendre l’agriculture de leurs
pères et la pêche et les préparant à la mendicité
aux abords des villes. Heureusement, ils auront étudié les
triangles semblables et, qui sait même, le latin. Ce programme est
social, donc, « pays à encourager sur la voie de son
développement ».
Image trop africaine (c’est à dire de pauvreté), les
gamins nus qui se baignaient ont été priés d’aller
se rhabiller. Ne pouvant s’acheter de costume de bain, ils gardent
leur pantalon de ville. « On nettoie ».
Quelques femmes lavent toujours à la rivière mais pour combien
de temps encore, cette image aujourd’hui tiers-mondiste que, de
plus, le touriste risque de photographier ?
Le béton remplace le bois dans les constructions, les toits de
palme le cèdent à la tôle ondulée. Ca tambourine
dur sous la pluie, on y cuit au four avec le soleil, mais « ça
ne prend pas feu »… et cela fait plus moderne !
On en discute ferme, à bord ! D’autant plus que Chemina,
une Française d’origine indienne (d’Inde) est venue
nous voir. Elle travaille sur ces îles pour y promouvoir le commerce
équitable de la banane. Et ça marche ! La plus grande
partie de la banane de St. Vincent se vend maintenant en Angleterre, dans
le cadre du commerce équitable, permettant une vie plus décente
à ces petits producteurs, et des réalisations sociales décidées
par les populations elles-mêmes. Et ceci gagne tous les jours, et
toutes les îles. 90% en Dominique. Mais c’est fragile. Il
faut diversifier les cultures et les circuits de distribution.

Judith et Chemina à la traîne derrière Karrek
Ven.
Corail racheté.
Le joyaux des bancs de corail des Antilles, les Tobago Cayes (territoire
de St. Vincent), a été racheté par l’état,
pour le mettre à la disposition de tous, et de Karrek Ven en particulier.
C’est magique. Nous y retournerons deux fois.
La couleur de l’eau est irréelle, et les fonds évoquent
des paysages de contes. Buissons de corail, petites grottes, vallées
sinueuses, où circulent des poissons multicolores, où volent
de grandes raies, où parfois rôde un requin débonnaire
: il a tant à manger ! Les poissons perroquets grignotent
le corail qu’ils transforment infatigablement en sable, les tortues
broutent les algues, sans souci des hommes qui planent au-dessus d’elles
pour les contempler, émus, sans songer à les chasser, décryptant
les dessins de leurs écailles...
Le mouillage est encore libre, dans l’état de St. Vincent,
contrairement à celui de Ste Lucie où tout doit s’acheter,
tout est réglementé : le mouillage, et même
les promenades à terre.
Nous n’irons donc pas à Ste. Lucie, préférant
traîner dans l’île de St. Vincent même, et retourner
aux Cayes.
Pas de critiques à faire, devant tant de merveille ?
On y pourrait oublier, le temps, les hommes. Cependant, les derniers arrivants
à bord ont apporté force journaux et livres et, paraissant
après le petit déjeuner, refont là aussi le monde.
Dans un tel cadre, il est vrai, les mesquineries politiques paraissent
encore plus méprisables, et la stupidité humaine moins pardonnable,
plus douloureuse à accepter.
Contact !
Première baie de l’île même de St. Vincent,
Buccament. Nous y passerons une semaine. Le lieu n’est
pas remarquable, pour le pays, mais notre premier contact y fut bon, et
cela compte ! Nous cherchions à retrouver un abri-sous-roche
connu pour ses gravures rupestres amérindiennes. Le paysage avait
changé : un vaste hôtel (heureusement non ouvert encore)
y occupait le terrain ou des bergers, il y a seulement 3 ou 4 ans, menaient
paître leur troupeau ; les clôtures à bestiaux
s’étaient multipliées (les pâtres étant
en classe, le barbelé les remplace) ; deux vastes containers
à matériel touristique étaient posés là
où les pêcheurs, jeunes et vieux, tiraient leurs filets ;
de nouvelles cultures couvraient des pentes nouvellement défrichées…
Le capitaine ne s’y retrouvant plus, il héla un local. Suivez
le guide !
Mais le guide n’en était pas un vrai. Il s’intéressait
à nous, nous à lui, il s’intéressait aux gravures,
bref, après les pétroglyphes il nous conduisit en fin de
compte chez lui où sa femme nous remit, cadeau inestimable ici,
des légumes frais de son jardin. Il habitait une grosse demeure
de pierre accrochée à la montagne, terminée et peinte
par lui cette année même. La nuit tombait, sa femme et lui
tinrent à nous raccompagner : avec le développement,
la délinquance là aussi gagne.
Visite au plus beau pétroglyphe des Antilles. Une mégère,
autrefois, en défendait l’entrée et ne la permettait
que contre une poignée de dollars. Cette fois, pris en charge par
le Ministère du Tourisme, le site est gratuit, joliment entretenu :
grands arbres au bord d’un torrent, fleurs natives du coin mises
en valeur.
Nous venait alors à bord cette question : bien conseillé,
ce gouvernement pourrait-il moins imiter les pays-au-mode-de-vie-non-adapté-à-lui,
et développer au contraire ce qui fait son originalité,
son essence ? Ou ce néo-colonialisme mondialisateur est-il
irrésistible ?
Randonnées, de là, en forêt tropicale. Le parcours
est aménagé, c‘est pratique, mais l’esprit de
découverte s’en trouve gêné. Heureusement, les
arbres, les fleurs, les oiseaux, ne se sont pas rangés comme dans
tant de parcs « naturels » du monde. Ils sont sauvages,
éblouissants.
Périlleux voyage en bolide minibus, aux pneus hurlant à
chaque virage, couvrant presque une sono étourdissante : il
faut faire des vivres de fond à Kingston, 30 000 habitants,
la capitale ; petite ville animée, authentique, sympathique.
Les touristes sont encore rares, et l’on peut se demander même
s’ils viendront jamais : les plages de l’île, peu
étendues, sont de sable gris volcanique. Il est vrai qu’on
peut faire des piscines… au bord de la mer - d’eau douce de
préférence. Ici, pas de restrictions d’eau pour le
moment. Nous en recevons pas mal sur le bateau et refaisons ainsi les
pleins des réservoirs.
Descente au fond du cratère.
Un matin nous levons l’ancre, cap au nord. Nous avançons
doucement, entrant dans toutes les petites baies, faisant du rase-cailloux
au risque, une fois, d’engager la quille dans des rochers.
Baies peu profondes, avec plages de sable gris ou de galets, que traverse
généralement une rivière drainant un bassin formé
de montagnes abruptes, densément boisées. Beaucoup de cocotiers
près de l’eau. Guère ou pas d’habitations.

Au soir nous mouillons au nord de l’île, à pied d’œuvre
pour visiter le volcan.
C’est une belle montée, d’abord dans une gorge coupe-gorge
taillée dans la roche. Puis on grimpe sur une arête étroite
de parfois un mètre seulement, avec précipices de chaque
côté. La végétation est abondante. Arbres souvent
gigantesques, aux grosses racines aériennes.
Quelques solitaires, souvent des Rastas, se sont construit une cabane.
Certains font des cultures vivrières, d’autres… ce
que leur religion leur commande.
En haut du volcan, chaleur et vent. Le cratère est vaste, impressionnant.
Au fond, un dôme a poussé, d’où fusent des vapeurs
de soufre.

Une ligne de cordes permet de descendre sans trop de risque cette paroi
friable, constituée de gravier noir.
Au fond, le silence est total, impressionnant. Nous admirons les bords
abrupts de 100, 200 m de haut ? davantage ? déjà
recolonisées par de l’herbe. Pas d’arbres. Nous sommes
hors du monde.
Notre chien a suivi, peu gêné pour descendre. Il aura plus
de mal à remonter la pente qui s’effrite sous ses petites
pattes et arrivera au bord du cratère, épuisé.

Du lac qu’on pouvait voir il y a quelques décennies ne subsiste
qu’une grande flaque d’eau : la dernière éruption
l’a volatilisé.
Imprudemment nous tentons de faire le tour du dôme, bien plus grand
qu’on ne l’imaginait. Les échelles habituelles n’ont
plus cours, on s’y perd. La pluie nous surprend, alors que nous
tentons de retrouver notre chemin dans de hautes fougères, parmi
des éboulis de grosses roches noires à escalader sans fin,
veillant à ce que le chien ne tombe pas dans une crevasse cachée
par la végétation. Mais tomberait-il ?
Il nous faudra plus longtemps pour ce « petit tour »
que pour redescendre jusqu’à la mer, 1300 m de dénivelé
plus bas, soit quelques kilomètres de pente.
Nous arrivons en fin de jour à la plage, mentalement revivifiés
par cette randonnée hors du monde, mais les genoux cassés.
Un plouf pour éteindre le feu.

Le Département du Tourisme prépare là un hôtel
pour aller visiter le volcan et les cascades.
Demain, pour le Lundi de Pâques, traditionnellement la population
de St. Vincent grimpera au volcan, partant à l’aube et revenant
festoyer sur la plage.
Nous appareillons rapidement pour aller, dans le crépuscule, mouiller
à une jolie baie repérée à l’aller,
nichée dans une impressionnante forêt de cocotiers. L’environnement
de montagnes déchiquetées est saisissant. C’est encore
désert aujourd’hui, mais un complexe hôtelier y est
prévu.
En attendant ces « invasions barbares » de touristes,
les natifs de l’île, ce Lundi de Pâques aussi, viendront
là, librement, rythmer notre quiétude de reggae, chatouiller
nos narines des senteurs de dizaines de barbecues, nous égailler
des rires et des plongeons de familles entières dans les petites
vagues.
Si l’on aime les paysages naturels à la solitude grandiose,
aller voir cette île maintenant.
Si l’on souhaite du confort et de la compagnie, attendre encore
un peu. Le touriste, le Blanc retraité qui revient sur son lieu
de travail, sont en route, et c’est tellement « dans
le sens de l’histoire » !
Dernières nouvelles
Fini le tourisme, l’équipage, de nouveau réduit,
de Karrek Ven, a jeté l’ancre pour quelques semaines dans
une de ces jolies baie des Grenadines où il reprend peintures,
aménagements intérieurs, révision du gréement :
il y a des poulies à refaire, de belles épissures à
réaliser.
Sept mois après sa remise à l’eau, le bateau va toujours
bien.
C’est la remise en route des projets des cette 3e vie du navire
qui a du mal à se faire. Faute de claire définition de ces
projets d’abord (il fallait expérimenter), et maintenant
de suffisante publicité. Pour originales et sympathiques qu’elles
soient, ces nouvelles expéditions en voilier restent encore peu
connues. Il faut donner au petit ruisseau le temps de devenir un joli
torrent…
On prépare donc aussi l’expédition de
l’Or des Diables, l’Or des Dieux, cette expédition/recherche/réflexion
sur deux types bien différents de sociétés :
- l’une spiritualiste et « écologique »,
celle des Indiens ;
- et l’autre, matérialiste et sans guère de contact
avec son environnement que celui qui lui permet de l’exploiter,
celle des Européens et des Américains du nord ayant déferlé
en Caraïbe depuis le passage de Colomb.
Mais ces comportements sont-ils aussi tranchées ?
Certainement pas, et c’est ce qu’il faudra chercher. Ni noir
ni blanc, ni bon ni mauvais, tout est dans les nuances et le regard porté
sur les choses.
Observons, essayons de comprendre, de décrire, d’apprendre.
Ce qui n’empêche pas les réactions personnelles, de
répulsion ou d’envie, de réprobation ou d’enthousiasme,
mais cela nous oblige à les relativiser.
Adieu les grandes certitudes !
Pour embarquer sur ce vieux gréement, pour participer à
cette expédition,
s’informer ICI.

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