Les indiens de Tobago

Ils sont nus, ils n'ont rien. Un perroquet, figure de proue de la pirogue, quelques braises conservées dans une grande feuille, et pour tout mobilier un hamac, un arc et trois flèches de bois. Ils pagaient. Portés par le courant de l'Amazone qui, renforcé de l'Orénoque, vient heurter l'île de Tobago, ils approchent cette terre inconnue.
En Europe, la louve romaine dévore ses voisins, la mondialisation a commencé. On navigue sur des vaisseaux élaborés. Les élégantes se prélassent dans des baignoires emplies de lait d'ânesse, et pour se rafraîchir de la canicule on déguste des sorbets. Ils sont vêtus, ils ont tout. Leur vaisselle, imitée de la grecque, est délicate, décorée de scènes de la vie courante, mythologique ou érotique.
Les Indiens ont touché terre près d'une grande plage de sable. Un petit promontoire les attire, ils s'y installent. De la fine argile de la falaise proche ils fabriquent des récipients, utilitaires ou cultuels, élégants, décorés d'un jeu abstrait de lignes gravées.
Le dernier groupe de la seconde vie du Karrek Ven, en a retrouvé des tessons. Nous allons reprendre, pour les terminer, leurs fouilles. Ce groupe avait patiemment reconstitué un récipient, offert au Musée de Tobago. C'est par lui que nous rentrons dans le jeu.
Tout de suite, devant ce récipient c'est l'étonnement, l'émotion.
Pour sa forme, le cercle eut été banal, le rectangle peu pratique, c'est un pentagone régulier qui fut choisi. La main le saisit par un de ses côtés. En face de lui, obligatoirement un angle, c'est le bec verseur. De part et d'autre de ce côté, deux bords simples s'élèvent comme en un mouvement d'ailes. Dans le fond, un seul dessin, proche de la main et qui émerge au fur et à mesure que se déverse le liquide.



La symétrie, dans les décors de ce groupe d'Indiens, est à la fois présente et absente. On ressent sa présence, mais à l'étude, on ne la trouve pas. Telle ligne qui devait se poursuivre, s'interrompt. Et ce qui la prolonge est autre chose qui, surprise, s'harmonise avec le reste, apportant de surcroît un heureux effet de nouveauté.
A suivre attentivement ces lignes comme on suivrait le développement d'une oeuvre musicale on oublie le trait, comme on oublie les notes. On se retrouve dans une sorte de "tocata et fugue" graphique dont on prend vite plaisir à suivre les thèmes, les développements. Et, se plongeant dans ces courbes et ces lignes, on ressent un jeu émouvant en même temps qu'amusant de subtiles équilibres.
Ils n'ont rien ? Ils ont tout ! D'un rien ils font un Tout.
Et ils jouent. Posé, le vase paraît prendre son envol. Retourné, il devient une tortue... Les deux aspects, chtonien et aérien sont réunis, le féminin et le masculin, dans les formes et dans les lignes.
Le promontoire des Indiens a presque disparu sous le coup des vagues. Nous voulons sauver la mémoire de ce petit peuple, faire un catalogue de ce qui reste encore des rares vestiges de ce groupe humain passé si vite dans les Antilles que nos archéologues l'ignorent encore...